Argumentaire
Les travaux menés sur les usages publics de l’histoire et sur le rapport social au temps (historicité),
comme ceux conduits sur le rôle social de l’historien, ont connu un très fort développement depuis
les années 1980, en lien notamment avec l’essor des thématiques mémorielles et patrimoniales. Si
ce colloque tient compte de ces travaux et de ceux de la galaxie de la Public History américaine, qui
entendait s’adresser à un large public, il se propose néanmoins d’adopter une approche nonnormative
des usages contemporains non-académiques de l’histoire, celle-ci étant entendue comme
un récit validé visant à la compréhension de ce qui est advenu.
Il s’agit d’observer et d’analyser les nouvelles façons de produire ou d’expérimenter l’histoire, de
parler de l’histoire ou de la mobiliser dans l’espace public. Ces pratiques qui ne relèvent pas du
champ académique sont en effet régies par d’autres contraintes et motivations que celles de la
recherche. Elles se développent hors des murs de l’institution ; on peut faire l’hypothèse cependant
qu’elles imprègnent la conscience historique des contemporains au point parfois de contribuer à la
structurer. Dans cet esprit, il s’agit de s’intéresser non pas aux travaux historiens, mais aux
différentes formes de recours à l’histoire par des acteurs sociaux, économiques ou politiques –
régions, communes, partis, associations, entreprises, … – ou encore par les artistes, de même
qu’aux aux modes d’appropriation du passé qui en résultent.
En étudiant ces usages, l’idée n’est pas de remettre en question leur légitimité ou de traquer les
falsifications ou les anachronismes éventuels, mais bien de prendre la mesure de la diversité des
modalités d’élaboration du passé et d’apprécier la fonction assignée à l’histoire dans le contexte
contemporain – dans sa singularité comme dans sa diversité. Les modalités très diverses du « faire
de l’histoire » que nous voulons explorer en priorité ne ressortissent donc pas explicitement à la
nébuleuse des contestations très médiatisées de l’histoire dite « officielle » ou aux dénonciations
récurrentes des historiens professionnels. Même si ses acteurs entendent faire entendre une
« autre » histoire, il s’agit plutôt de pratiques de l’histoire « d’à côté » qui ne se préoccupent pas
vraiment ni des croisades idéologiques contre l’histoire « officielle » ni des tentations corporatistes
qui peuvent affleurer à l’occasion chez certains historiens professionnels.
Dans cet esprit, faire commerce de l’histoire relève de logiques de séduction ou de
« spectacularisation » comme de logiques économiques – dont celles du tourisme – imbriquées
dans des stratégies qui peuvent être aussi, parfois en même temps, à visée mémorielle ou identitaire
de reconnaissance.
Cependant, si le moment présent possède bien un certain nombre de traits singuliers dont rend
compte l’importance des revendications mémorielles ou la porosité croissante de la frontière tracée
à grand peine en Europe et dans le monde anglo-saxon à la fin du XIX siècle et plus récemment au
Maghreb, entre professionnels de l’histoire et amateurs du passé, ces écritures et ces pratiques
contemporaines se déroulent néanmoins dans des conjonctures politiques et sociales nationales
très différentes qui appellent une approche comparée.
C’est dans cet esprit que nous avons choisi de privilégier trois espaces qui coexistent, se
rencontrent, se chevauchent ou se confrontent : l’espace atlantique, l’espace européen et l’espace
méditerranéen, à partir de trois grands axes de questionnement.
1° De nouveaux producteurs d’histoire ?
Le premier axe porte sur les producteurs. Moins que jamais, la parole historienne – entendue au
sens d’une parole légitimée par l’institution académique – n’a le monopole ou la maîtrise du débat
public sur les questions historiques, ni sur le fond ni dans l’organisation même du débat. À bien
des égards, l’histoire est un scénario libre de droits. Dès lors, on assiste à une démultiplication des
acteurs/médiateurs qui, à côté des historiens professionnels, contribuent à alimenter les débats sur
le passé ; resterait cependant à périodiser plus finement le phénomène. Dans ce contexte, la
construction sociale du passé ne relève pas seulement d’une transmission verticale, mais aussi d’une
communication horizontale, d’une « contagion des idées », éventuellement cristallisée à partir des
retombées de la production savante des historiens, mais aussi très largement à partir d’un cumul de
références qui peuvent être littéraires, artistiques, cinématographiques, politiques et, de manière
inégalement revendiquée, identitaires. Cette construction s’élabore à partir de toutes les
représentations, transitant par la voie orale ou par l’écrit, proposées par tous ceux qui font peu ou
prou commerce du passé. Comment apprécier ces investissements personnels ou collectifs ?
Quelles sont les stratégies de ces producteurs qui revendiquent un droit à montrer et à vivre le
passé en dehors des instances académiques traditionnelles ?
Mieux connaître ces passionnés d’histoire – généalogistes, amateurs de reconstitutions historiques,
témoins privilégiés ou descendants de périodes traumatiques, écrivains, cinéastes ou politiques, qui
aspirent à « entrer en » et « dans » l’histoire comme acteurs « à part égales » de la reconstruction
vivante du passé, tel est l’un des objectifs du colloque.
2° De nouvelles pratiques d’histoire ?
Le second axe porte sur les pratiques et les expériences de fabrication de l’histoire. Les multiples
recours au passé que l’on peut observer en de nombreuses circonstances de la vie sociale
fournissent des ressources cognitives, argumentatives, symboliques et affectives qui constituent
une réserve de matériaux toujours adaptables selon les situations ou les dispositions d’esprit des
sujets. On assiste ainsi à de nouveaux phénomènes d’appropriation de l’histoire par une
expérimentation individuelle et collective, par une préhension du passé – sorte de forme vécue de
la connaissance – encore trop peu étudiée : spectacles, reenactment, histoire expérimentale et
appliquée, histoire vivante, expériences ludiques – jeux vidéos –, pratiques du numérique –
webdocumentaires, romans graphiques (graphic novels), docu-fictions, blogs – bandes dessinées,
romans… Souvent frappées d’une sorte d’illégitimité héritée des normes académiques, ces formes
d’appropriation et de reconstitution du passé n’en représentent pas moins un vecteur majeur de
mise en histoire et participent à la structuration de la conscience historique des contemporains. Ne
constituent-ils pas de facto une multitude de « petits récits » complémentaires, réparateurs, voire
alternatifs ou contradictoires pour certains, à côté ou à la place des différentes versions des
« grands récits » nationaux ? Mieux les connaître, étudier leur diffusion, la part de transaction que
nécessite leur élaboration et mesurer leur prégnance est le second objectif de ce colloque.
3° De nouveaux modes de transmission de l’histoire ?
La question de la transmission et celle de la réception ou de l’appropriation forment le troisième
grand axe d’interrogation du colloque. La question de la médiation, mais celle aussi de l’efficacité
des outils et dispositifs proposés dans le cadre des « politiques de la mémoire », font l’objet de
recherches de plus en plus nombreuses. Avec la multiplication des musées qui se proposent
explicitement de répondre à la demande sociale, on peut s’interroger sur le type de vision du passé
que cette patrimonialisation suppose, et surtout sur la finalité de ces initiatives institutionnelles.
D’autant plus qu’il existe désormais toutes sortes de médiatisations concurrentes, utilisant des
supports très variés, qui induisent des interactions spécifiques entre producteurs et récepteurs des
discours mémoriels. Ces médiatisations se révèlent particulièrement efficaces pour s’approprier un
passé qui engage à redéfinir des questions d’ordre identitaire ou des projets politiques, sinon
religieux. De plus, la poussée de l’individualisme et des identités de groupes associées à des
stratégies éditoriales, médiatiques et numériques favorisent le sentiment que chacun peut
s’exprimer sur le passé et en rendre compte publiquement. Enfin, force est de constater que ces
nouvelles productions d’histoire intéressent et même fascinent les publics. Impossible par exemple
de ne pas prendre en considération les succès éditoriaux ou l’attraction économique pour des mises
en scènes (reconstitutions à grand spectacle, jeux vidéo) à ambition historique. D’un point de vue
sociologique, ces sollicitations du passé qui affectent les sociétés contemporaines peuvent
apparaître comme un moyen de se rassurer face à un monde en mutation, face à l’impression d’être
menacé par des forces hostiles (l’Islam, l’Europe, la mondialisation…) destructrices d’identités
« naturalisées » ou encore comme la nécessité de se (re)positionner dans des contextes politiques et
sociaux conflictuels (héritages coloniaux traumatiques, révolutions dans le monde arabe, …)
Le troisième grand objectif du colloque sera de progresser dans l’étude de la mesure de l’efficacité
relative de ces médiations concurrentes.
Direction :
Maryline Crivello, TELEMME, Karima Dirèche, IRMC, Patrick Garcia, IHTP et Université Cergy-
Pontoise, Jocelyn Letourneau, CÉLAT.
Lieu :
MuCEM, Musée des Civilisations Européennes et Méditerranéennes à Marseille.
Langues :
français / anglais.
Organisateurs :
L’UMR 7303 Temp, Espaces, Langages, Europe Méridionnale-Méditerranée, Aix-Marseille,
Université, CNRS (TELEMMe) ; l’Institut d’histoire du temps présent, UPR 301 du CNRS
(IHTP) ; l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, USR 3077, ministère des Affaires
étrangères et européennes, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et
CNRS (IRMC) et le Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions à
l’Université Laval (CÉLAT).
Ce colloque est organisé en lien avec les travaux de l’axe 4.1. Figures du temps, projections de l’avenir de
l’UMR TELEMMe et du programme ANR Histinéraires La fabrique de l’histoire telle qu’elle se
raconte. Il bénéficie d’ores et déjà de partenariats avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la
Méditerranée (MuCEM), le centre de recherche Civilisations et Identités Culturelles Comparées de
l’Université de Cergy-Pontoise (CICC) et l’Ina-Méditerranée. D’autres collaborations sont en cours
avec l’IMéRA, le LabexMed et la Casa de Velasquez.
Modalités de soumission
Les propositions d’intervention, d’environ une page ou 500 mots maximum, en français ou en
anglais, devront être envoyées à l’adresse suivante, accompagnées d’un résumé, d’un titre et d’une
bibliographie indicative, avant le 15 mars à l’adresse suivante : telemme@mmsh.univ-aix.fr
Merci de nous faire parvenir également une notice biographique précisant votre fonction et
institution de rattachement.
Le comité scientifique fera connaître les propositions retenues au mois de mai.
Comité de pilotage :
Denis Chevallier, MuCEM
Maryline Crivello, TELEMME
Christian Delage, IHTP
Karima Dirèche, IRMC
Patrick Garcia, IHTP et Universtié de Cergy Pontoise
Jocelyn Létourneau, CÉLAT
Pierre Sintes, TELEMME
Comité d’organisation :
Vincent Auzas, IHTP
Marie-Françoise Attard, TELEMME
Christian Delacroix, IHTP
Lydie Delahaye, IHTP
Aude Fanlo, MuCEM
Nicolas Moralès, IMéRA-TELEMME
Agnès Rabion, TELEMME
Candice Raymond, IREMAM
Comité scientifique :
Bendana Kmar, Université de la Manouba
Jean-Luc Bonniol, Centre Nobert Elias
Natalie Zemon Davis, University of Toronto
François Dosse, IHTP
Daniel Fabre, LAHIC
Jesús Izquierdo Martín, Universidad Autónoma de Madrid
Philippe Joutard, EHESS
Hadibi Mohand-Akli, Université de Tizi-Ouzou
Sune Haugbolle, Københavns Universitet
Anne Hertzog, Université de Cergy-Pontoise
Kevin Kee, Brock University
Françoise Lantheaume, Université Lumière Lyon 2
Emmanuel Laurentin, France-Culture
Jean-Clément Martin, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Nicole Neatby, St. Mary’s University
Pascal Ory, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Ourania Polycandrioti, National Hellenic Research Foundation
Henry Rousso, IHTP
Laurier Turgeon, CÉLAT